Le grand rêve d’Alexandre
Le grand rêve d’Alexandre [1]
On sait depuis Freud que le rêve de la nuit sert à quelque chose. Notre civilisation a paru l’oublier lorsqu’elle a découvert que le ciel du rêve n’abrite aucun Dieu, que son message ne provient pas d’eux ou de lui. Mais ce n’est pas parce qu’il ne vient de personne ni ne s’adresse à personne que le rêve ne dit rien. D’ailleurs il ne dit pas, il est muet, mais il écrit, on le sait. Et il s’y entend à écrire et à inventer des lettres, au point que l’on peut penser que les processus de l’écrit qui alimentent les rêves des corps parlants furent pour quelque chose dans l’invention tardive des écritures par les civilisations successives au commencement de l’Histoire. Comment penser en effet que cette expérience intime de la nuit de chacun, profondément remodelée depuis que l’homme parle, donc depuis que les images du rêve de la nuit représentent aussi des mots, n’aurait pas au long des temps, versé dans la vie commune de la journée certains de ses processus d’écriture, rébus, hiéroglyphes, et autres ? Et là, au profit des discours et du lien des communautés, ils ont rendu possible d’inscrire pour tous des lettres similaires à celles des rêves de chacun. C’est ce que l’on peut supposer, car cela est plausible.
J’ai proposé, après l’Équation des rêves[2], de montrer l’évolution de notre interprétation du rêve à partir du fameux rêve d’Alexandre mentionné par Freud, d’un satyre dansant sur son bouclier, alors qu’il peine à conquérir la ville de Tyr, qui résiste jusque-là. J’ai, comme nous tous je suppose, une particulière affection pour ce rêve qui nous vient du fond des âges. Il est raconté au IIème siècle par Artémidore, un grec de Daldis qui a écrit un livre sur les rêves, mais concerne un événement datant de 332 avant notre ère, soit plus de 400 ans auparavant. Ce rêve d’Alexandre n’est pas seulement celui d’un homme au destin exceptionnel, il est aussi celui qui soutient une découverte par Freud en 1900 de la pensée moderne du rêve. Et à le relire, on peut avoir une émotion supplémentaire en s’apercevant qu’une autre étape d’interprétation est possible, voire nécessaire, dans des termes qui prolongent ceux de Freud et utilisent une conception lacanienne du chiffrage. Lacan n’en a explicité que quelques éléments, notamment selon cette phrase équivoque que le chiffrage qui exige que le rêve soit interprété, déchiffré, pour être lu, ce chiffrage donc est fait pour la jouissance. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Lorsqu’on relit l’interprétation de Freud, qui a servi à montrer combien le texte du rêve était fait de processus d’écriture et combien les anciens le savaient, on retrouve tout d’abord un jeu de mots en rébus. Le devin ami d’Alexandre l’a interprété en montrant au rêveur que satyre, saturos, se décomposait en sa et turos, qui signifie en grec « Tyr est à toi ». Et il est dit que ce message, qui est entendu comme une prédiction des dieux, a tant encouragé Alexandre, alors en proie à la crainte d’un échec, qu’il a redoublé d’effort et obtenu la victoire. Même si nous ne prenons plus le rêve comme une prédiction, même si nous ne l’attribuons plus à nul dieu, mais à un désir mis en scène, nous admirons que le devin en ait déduit pour son maître qu’il y avait là un bon augure quant au succès final. En effet, le siège de Tyr était particulièrement dur et inefficace jusque-là, l’insuccès se répétait depuis des mois, quand toutes les autres cités de l’Asie mineure lui avaient déjà cédé, et Alexandre commençait à se décourager. Et l’on peut tout à fait penser que l’interprétation de ce rêve peut avoir entraîné le conquérant dans une efficacité redoublée qui enfin décida de la victoire. On retrouve donc la jubilation que Freud a dû éprouver en rencontrant si longtemps après, dans le Satyre du rêve, « à toi Tyr », une preuve que le rêve fabrique des lettres, comme il était en train d’essayer de le démontrer.
Mais cela suffit-il à résumer le processus du rêve ? Ce qu’il a effectué comme travail auprès du rêveur, et pour son bénéfice ? Non cela ne suffit pas, car il faut aussi se pencher sur la scène même du rêve, la danse du satyre sur le bouclier d’Alexandre. C'est une image particulièrement forte, et elle évoque en effet une jouissance qui frappe d'emblée, dans ce contexte du rêve, mais ce n'est pas d'abord celle du rêveur mais celle du satyre. Cet aspect du rêve que Freud appelle le contenu manifeste du rêve a aussi de la valeur, bien qu’il l’écarte pour se consacrer à la lettre, à ce que nous appelons maintenant le chiffrage, et il apparaît ici comme un fantasme d’abord assez peu plaisant. Un satyre dansant sur son bouclier, qui lui a été donné selon la légende, par Athéna elle-même, en un moment où Alexandre est arrêté depuis des mois dans sa conquête au point de pouvoir craindre d’y échouer, voilà par définition une grimace fort douloureuse et fort angoissante. On sait par ailleurs qu’une telle figure, le satyre, appartient à la suite nombreuse et ricanante de Dionysos, le dieu qui avait selon la légende lui-même conquis l’Asie, et dont la mère d’Alexandre était une fervente adepte, elle qui avait pour son fils le désir de la plus grande gloire qui soit. On conçoit donc en quoi la scène consistant à danser sur son bouclier au moment où sa conquête semble lui échapper, prend forcément un sens de se moquer du rêveur et de son échec. Le satyre se présente d’abord ici comme l’incube du Moyen Âge qui dans le folklore était responsable des cauchemars en s’asseyant sur la poitrine du rêveur, pour l’étreindre douloureusement.
Pourtant ce rêve n’a pas abouti à l’angoisse, il n’est pas devenu un cauchemar qui réveille, il a même finalement représenté dans son chiffrage, son rébus, le plus cher désir du rêveur. Qu’est devenue dès lors cette incidence, puisque l’interprétation juste l’a au contraire rassuré dans l’accomplissement de ce qu’il désire lui, et l’assure de sa conquête et de sa force phallique ? Dans la scène qui eut pu évoluer en cauchemar le travail du rêve avait isolé un jeu de mots, un rébus, le satyre, qui était doublement déterminé, d’une part par sa valeur possible de rébus, mais aussi comme figure qui accompagne traditionnellement Dionysos. De cette double valeur, le travail du rêve a choisi la lettre au détriment de l’image, pour que l’image de la danse sur le bouclier ne reste pas une jouissance grimaçante de cet Autre qui ricane de l‘échec, mais puisse devenir une jubilation du héros à l’idée de sa victoire prochaine.
Comment représenter mieux ce qui menace d’écraser le rêveur que ce satyre osant danser sur le bouclier du conquérant en le foulant au pied ? Puis aussitôt cette figure cauchemardesque se noue avec l’élément littéral qu’elle comporte déjà potentiellement, « sa turos » « tyr est à toi », pour la neutraliser, exercer son incidence symbolique, et transformer la menace de l’Autre en victoire du rêveur. Le satyre danse de la même façon mais il n’est plus l’Autre, il n’est plus ce satyre jouissant de la défaite du rêveur, et profanant le bouclier du conquérant, il représente maintenant le rêveur lui-même gambadant comme satyre sur le socle de sa conquête. Le danseur est maintenant équivalent au rêveur, qui poursuit le chemin du dieu dionysien que sa mère célèbre, selon son désir, il danse joyeusement sur le bouclier qu’Athéna lui a donné car la victoire est proche.
Vous voyez le glissement que l’on peut observer dans cette scène exemplaire, survenue dans la nuit d’un rêveur lui aussi exemplaire ! Il complète la découverte de Freud en éclairant le traitement que ce rêve opère depuis la menace de l’Autre dont le rêveur pourrait être la proie, en basculant selon le chiffre d’une victoire du rêveur lui-même, qui le soutient. La question n’est pas là de refouler un désir inconscient mais de développer une grammaire qui protège le rêveur contre la menace que comporte le désir de cet Autre qui porte sa castration.
[1] Ce rêve a été analysé en des termes comparables dans G. Chaboudez, Ce qui noue le corps au langage, Hermann, 2019, p. 151 et suiv.
[2] Gisèle Chaboudez, L’Équation des rêves, Érès, 2019.