Winterreise Angelin Prejlocaj
Théâtre des champs Élysées, le 29 janvier 2022
Lorsque vous vous prépariez à assister au ballet nommé Winterreise, dont le nom est attribué à Schubert puisqu’il est son lieder, vous ne pensiez pas que Prejlocaj vous donnerait la joie de faire réellement chanter ce ballet, et que Thomas Tatzi, baryton-basse dont la voix doucement mélancolique va si bien à ce chant, le chanterait devant vous. D’ordinaire, l’on écoute les voix enregistrées en regardant le ballet qui danse, ou l’orchestre dans la fosse aux pieds des danseurs, ou dans l’opéra des chanteurs esquissent quelques pas. Ici non, le chanteur chante à côté de vous la mélodie du ballet qui se déroule sur scène, il ne renonce à rien, ne sacrifie rien de ces deux registres de la joie. D’emblée il vient chez nous, je veux dire il descend de la scène pour aller rejoindre le piano-forte de James Vaughan, et il ne nous quittera plus jusqu’à la fin. Vous aurez le temps de sentir combien cette voix habite le voyage d’hiver, habite son chant comme s’il était sa maison, avec juste ce tremblement à peine qui colore sa belle voix de basse d’une émotion tendre. Une histoire d’hiver va vous être contée, dont Prejlocaj nous dit en préambule que c’est un chant de mort et d’amour, de mort d’amour, d’amour perdu dont on meurt. Vous l’écoutez un peu inquiet de ce qu’il va en dire car les minutes d’abord s’égrènent dans une raideur toute gymnastique, les hommes habillés de justaucorps bien nommés s’articulent à des corps de femmes presque nus sans être plus érotisés.
Vous attendez donc ce qu’il va vous dire, vous lui pardonnez d’avance l’idée qu’il pourrait vous laisser attendre, vous décevoir s’il ne vient pas, lui qui a déjà tant donné. Mais si, encore une fois, il vient, sa beauté vous arrive, elle vous saisit comme d’habitude, si l’on peut dire, elle parle du couple qui se perd, de l’homme qui perd une femme et en mourra. Déjà leurs bras s’étendent perpendiculaires, sans que leur mouvement ait chance jamais d’atteindre l’autre. Le gymnaste disparaît, l’homme se meut, s’affronte à ce corps qui le quitte, démultiplié en deux, en quatre, en douze, car chacun va rencontrer, rater, déserter l’autre – cette femme qui l’abandonne. On la voit s’animer d’abord doucement, puis peu à peu se pétrifier en cinq statues qui lumineuses fixent la pierre qu’elles sont devenues, qu’elle est devenue. Et qui soudain s’éternisent en étoiles raides, définitives, chacune a derrière elle l’ombre d’un homme qui la contourne, l’observe, la demande, l’attend.
Tandis que pierre elle devient, chaque homme emporte une statue de femme, figée, fixée, écarquillée en des formes obtuses, parfois telle une grenouille, perdant ses formes belles au fur et à mesure qu’il la perd, qu’il la voit perdue. Le vêtement de chacun commence de ressembler à l’autre, hommes et femmes semblables peu à peu comme si la perte les mêlait, comme si l’osmose du deuil assemblait l’un à l’autre, incorporait l’autre en l’un pour ne plus se souvenir, pour avoir l’autre en soi quand dehors, ailleurs, on ne l’a plus. Leurs gestes se tendent, plateaux des bras, losanges des jambes, avant que leurs couleurs se confondent.
Le noir de l’homme en marche vers cette mort absurde a commencé de rejoindre le blanc des femmes pour se muer en couleurs multiples qui neutralisent leur altérité souffrante. Puis la danse de l’homme, des hommes, se sépare, et de tourner il commence, vêtu de jupes noires si amples qu’elles semblent celles des derviches dont on comprend ici qu’ils tournent au désespoir, qu’ils tournent de désespoir.
Ils sont seuls o combien ces hommes qui tournent sur eux-mêmes désormais sans femme. Le chant d’hiver se poursuit, s’aiguise, et la belle voix de Thomas Tatzi épouse l’hiver de Schubert autant qu’elle incarne cet homme qui tourne à mort. Pourtant ce n’est pas là qu’il meurt, pas avant qu’une fois encore sa pensée de la femme revienne l’animer en souriant, de jupes longues elles aussi, en grands voiles colorés cette fois qui s’envolent en tournant.
On les regarde émerveillés de leur danse si souple, de leur beauté dansante, avant que de nouveau le couple absenté soit convoqué. Il danse sur un cercueil où les place Prejlocaj, assis face à face, sautant et partageant cette boite noire qui les rassemble et les scelle d’abandon. Puis une machine arrive, qui les assemble, à sept, à neuf, sans état d’homme, sans âme, sans états d’âme. Et la lumière sur eux, de leur gymnastique ensemble, fait peu à peu surgir une beauté tremblante comme s’il existait encore un deux qui survienne, comme si l’homme éperdu avait cru pouvoir fabriquer une femme.
C’est qu’il l’a entre-temps tenue, maintenue, que la danse de chaque homme est venue contenir sa chacune qui se tend comme un arc, en soubresaut, qui s’échappe en convulsion, convulse en échappant, puis se tait enfin immobile et noire, de silence et de fin.
On sait que l’homme du chant d’hiver de Schubert a là terminé sa course, la voix de Thomas, le piano de James nous le disent, et en effet l’homme de Prejlocaj n’est plus maintenant qu’étendu à terre en neuf exemplaires. Rhabillé dans son noir, le noir qu’il fait briller jusqu’à se dissoudre en lui, quand le blanc du voile sur les femmes a planté son drapeau, voiles des femmes qui s’en vont. Noir du deuil ici-bas, blanc du deuil là-bas, nous n’assistons plus qu’à la lente agonie qu’on nous annonçait, de l’homme qui meurt, des hommes qui meurent en un, en trois, en neuf, chacun lové dans le voile blanc d’une femme, et désormais étendu, cadavre brillant de gris compact sur quoi elle laisse, sur quoi elles laissent une pincée de terre tomber, qui vole. Rideau.
J’ai oublié de vous dire tant de moments qui m’échappent déjà, tant d’épopées du couple mort à lui-même que rêve l’homme perdant une femme, tant de bondissants retours de l’un dans l’attente de l’autre, tant de grâce infinie du geste que le danseur déchiffre dans ce que Prejlocaj lui dicte. Leur danse m’échappe tant elle fut inéluctablement belle, après l’attente et l’exercice. Cette pensée dansante de l’homme, qu’envahit la vision des femmes qui échappent, la grimace dansée des pierres qu’elles deviennent, la tentative triste de les contraindre, leurs secousses épileptiques qui se débattent, et la mort qui s’installe dans le couple et dans l’homme, sans que jamais plus il les atteigne. Là seulement, rangés en gris le long des femmes, le ballet des hommes s’achève. Prejocaj encore nous a dit ce qu’il a vu de l’homme et de la femme, ce qui s’en espère, s’en perd, ce qui s’attend, se tend, ce qui se tente. Dans chaque geste il a pensé infiniment l’écart, l’absence, l’attente, chacun revêtant la beauté de ce qui traduit l’élan, le paradoxe, le vif, le doute, puis la certitude de la perte.