Unstill Life, Benjamin Millepied, Alexandre Tharaud
Théâtre des Champs-Elysées
Benjamin Millepied danse comme il respire : on l’oubliait car il avait cessé. Mais il revient, pour quelques soirées, avec Alexandre Tharaud, qui joue comme il danse, et lui ressemble comme un frère. Le danseur s’entraîne en jogging sur la scène avant que les lumières s’éteignent, devant nous il brouille d’emblée les territoires ordinaires de la représentation dansée. Lorsqu’elle commence, ses gestes sont simples, comme improvisés, comme esquissés, il les lance comme il chanterait une romance, d’ailleurs il chante aussi quand il danse, il se glisse dans les interstices où l’on ne voit pas en général un danseur s’aventurer. L’ouvreuse nous dit à l’entrée : « Attention ! il va passer là devant vous, pas de croche pied ! ». Et il le fera, dansera dans les rangées sous la lumière, parmi les personnes qui le regardent en souriant comme si sa place était déjà gardée, comme s’il pouvait de n’importe quel espace qui ne lui est pas destiné faire son destin et sa place réservée. En passant, en courant, il danse encore, et sourit comme d’un plaisir intime qu’on ne voit qu’à peine. Il danse comme il respire au naturel, comme si la nature de ce mouvement, de cette musique, avait encore sur lui tous ses droits, comme si son corps avait gardé, tel celui des enfants, ce qui rayonne d’un rythme qu’on croirait le leur tant ils l’habitent, avant que vienne sur eux s’abattre ce qu’on appelle l’âge de raison, avant que la raison les appelle et refoule à jamais ces premières épousailles de leur danse innée. Avec Alexandre, il nous raconte les similitudes de leur enfance artiste, les diagonales de leurs maisons dansantes, les résonnances de leurs parents dans l’une et l’autre.
Et sur ce clavier qui le suit et l’anime, les gestes si beaux, si simples, si naturels de Benjamin parlent une langue qu’il improvise, croirait-on, car rien ne la sépare des gestes d’expression dite courante : elle dit « non, non, non ! », ou « Assez, je n’en peux plus ! ». Il balance ses bras comme dans une conversation, tandis que sa danse bientôt le reprend, le rejoint, nous rattrape et nous emporte de ses mille pieds, O combien ce nom lui semble un destin. Il s’allonge parfois sous le piano, et là nous pensons que sa danse cesse, qu’il a un instant gagné une autre région, que son corps dansant se tait, nous laissant écouter la balade des mains sur le clavier, après celui de Rameau, celui de Satie, et puis de Bach. Eh bien non ! Immobile, étendu, caché, il danse encore, la frontière est à jamais brouillée entre ce qui est danse chez lui, et ce qui ne l’est pas. Il nous a dit, commençant, que danser c’était prendre soin de lui, et à cela nous assistons, nous le voyons, l’accompagnons, quand dans sa main sa joue se glisse, et nous voyons avec elle le soin qu’il prend de nous aussi qui le suivons.
Puis tous deux se dirigent vers Beethoven, la sonate que joue seul Alexandre l’enchanteur, ses mains voguant sur l’écran de ce clavier dansant, nous attendons le danseur, qui tarde et qui nous manque. C’est qu’il danse comme il respire, mais nous respirons comme il danse désormais, nous respirons quand le corps aux mille pieds s’envole, quand il devient poème, ne cessant plus de s’élancer et de tourner, loin de nous, vers nous, loin de nous. Sa simplicité est devenue grâce, sa langue est devenue chant, après une longue absence il a retrouvé son corps dansant. Il a réinventé sa danse, tracé l’avant, tracé l’après, que c’est bon de le voir, animé de cet élan. Jusqu’à la fin, nous sommes suspendus à ce que font ces jambes, à ce que dessinent ces bras, qui gravent ses lettres de maintenant, de désormais, qu’on ne se lasse pas de voir s’écrire. Quand c’est fini, quand la foule l’appelle, les appelle tous deux, tous trois, eux et leur photographe, alors sans même l’annoncer, ils se glissent doucement dans le murmure du Pierre de Barbara. Alexandre l’entonne, Benjamin le déroule comme en rêve, et la foule rêve aussi, un rêve très doux, brodé sur la scène comme un suspens infini dans le temps. D’ailleurs la pièce ne s’appelle-t-elle pas « Unstill life », La vie en suspens ?