Médée à l’Opéra Garnier, chronique
Saison 24/25. Palais Garnier, du 10 avril au 11 mai 2024.
Lorsque ce spectacle prend fin, on éprouve un sentiment assez rare, outre la joie chaleureuse du beau qui vous emplit par intervalles. Il y a cette fois autre chose, en plus, une sorte de jubilation un peu coupable, il faut l’avouer, car la vengeance de Médée n’est pas de celles qui satisfont le bien. Et pourtant tout, dans ce qui a été saisi de cette musique remarquable, de ce chant superbe, de chacune de ces voix si justes, de cette mise en scène malicieuse et lumineuse, de ce jeu flamboyant des acteurs, et plus encore de la Médée charnelle et envoûtante de Lea Desandre, tout cela relève du bien et du beau. Mais il s’y glisse un rire secret, presque sous cape, où l’on découvre peu à peu que l’on jouit de sa vengeance. On est là du côté de Médée, avouons-le, tout nous y porte, le jeu, la mise en scène, le texte même de Thomas Corneille, emporté par la musique si juste de Charpentier, tout y concourt. Tout cela nous rend à notre insu complice de cette femme cruelle, douloureuse et puissante. Déjà la pièce d’Euripide pouvait recéler ce sentiment, on dit de son féminisme qu’il était rare dans ce cadre, et qu’il plaçait devant nous la douleur de Médée autant que sa cruauté. Or le livret de Thomas Corneille prend ce parti plus encore, quoiqu’en le masquant un peu. Traité dans une époque où « metoo » est passé, il prend ce relief sensible. Dans le discours populaire, on énonce volontiers qu’un homme doit sa carrière à sa première femme et sa deuxième femme à sa carrière, notre époque ne masque plus la vérité de cette grammaire. Mais elle n’emporte plus ce tragique qu’Euripide n’élidait pas, du destin féminin dans la naissance magnifique mais implacable du patriarcat. Elle prend acte d’une vérité, qui de nos jours, dans une équivalence nouvelle des sexes, se reporte désormais sur bien d’autres possibilités. La femme n’est plus livrée au déchet que font d’elle des lois grecques lorsqu’elle n’est plus aimée. Elle n’a plus besoin pour clamer sa puissance de convoquer les enfers et le sang. Ni de la folie extrême de sacrifier ce qu’elle a, pour éterniser ce qu’elle est, dans l’hainamoration de l’homme auquel elle s’est donnée, auquel elle a donné, par le meurtre déjà, les clés de son pouvoir. C’est pourquoi il y a une particulière malice, bienvenue et talentueuse, dans ce regard porté sur l’autrefois de la femme abandonnée, devenue monstrueuse.
Tout y concourt. William Christie mène ce navire et son excellent orchestre avec justesse et l’on sent son élan. Lea Desandre réalise devant nous cette métamorphose prodigieuse où nous l’accompagnons, suspendus. Femme aimante, un peu effacée, dont la voix s’élève à peine, dont les mains croisées sur sa taille lui donnent un air emprunté, elle tente jusqu’au dernier moment de faire revenir à elle son homme inconstant. Elle oscille entre amour et haine durant longtemps, guettant le signe où tout bascule, puis elle devient en un instant cette tigresse définitive, sauvage et magnifique. Sa voix va l’incarner, sans être véritablement forte, elle va emplir l’espace de ses accents sensuels, presque rauques. Sa chorégraphie ne nous lâchera plus, nous l’accompagnerons dans cet élan féroce jusqu’à la lie. Nous suivrons jusqu’à la fin les accents déchaînés de sa haine exigeant un désastre absolu. Elle nous emmène comme le joueur de flûte conduisant la ville au naufrage, et nous la suivons sans effroi, même lorsque les enfants disparaissent. Sa logique effroyable nous a envahis.
La musique de M. A. Charpentier réalise une sorte de prodige en portant un livret de Thomas Corneille heureux de bout en bout, comme si ce chant lui était naturel, qu’il ne pouvait être dit qu’ainsi en le chantant. Jamais l’on n’y sent l’artifice ou l’ennui possibles en bien des opéras, chaque phrase nous tient, chaque phrase se tient, dans l’ordre du nécessaire, chaque mot est à une place où l’on sent qu’il doit être. Et les notes l’y mettent, avec un bonheur rare.
La voix de ténor de Reynoud Van Mechelen, convient parfaitement à porter le personnage de Jason, héros un peu ridicule qui explique d’emblée comme il serait heureux s’il était moins aimé. La basse de Créon portée par Laurent Naouri est solide, son jeu remarquable, son délire final émouvant quoique risible aussi. La Créuse de Ana Viera Leite est superbe de naturel, et l’idée de lui donner l’allure de Marilyn, et de même à l’ensemble des fantômes, est une malice réussie de la costumière Bunny Christie.
L’on ne comprend pas toujours les raisons de la mise en scène de David McVicar, qui plonge le drame dans le cadre de la Seconde guerre mondiale, avec les hommes en uniforme américain et anglais, mais ce n’est pas très important. Car les décors, et les chorégraphies, sont souvent formidables d’inventivité et de beauté. Depuis l’entrée de l’avion sur scène, moquant les efforts du prétendant Oronte pour célébrer sa flamme, excellent Gordon Bintner. Jusqu’au ballet des fantômes envoutant les soldats de Créon en tenue de « subway dress », en passant par l’extraordinaire danse des créatures chtoniennes sorties de la terre pour jeter le désarroi. Tout cela est, il faut le dire, sublime. Tout cela ajoute au plaisir finalement assez peu secret que nous donne le traitement si original du drame de cet opéra. Un opéra que l’on découvre comme un chef d’œuvre à peu près continu, et dont on sait gré à William Christie de l’avoir exhumé et renouvelé, tant nous aurions perdu à l’ignorer.