Chronique à propos d’Emilia Perez
Film de Jacques Audiard, 2024
Ce film a rencontré une audience enthousiaste à Cannes et ailleurs. Il appelle au sourire, parfois au rire, il réussit tous ses paris, presque sans en avoir l’air. Et il va plus loin que ce qu’il dit, que ce qu’on en dit et ce qu’on en voit. Il est une métaphore, jetée comme un pavé dans la mare d’un débat qui n’a pas vraiment lieu, au sein des radicalités et des rejets simplistes qui l’étouffent et l’abîment. Comment parvient-il à traiter aussi puissamment, sur le mode d’en rire et d’en chanter, d’enchanter sans élider une question aussi grave et étonnante que celle que traverse notre siècle à propos du sexe. Avec l’évolution de ce qu’on appelle les rapports de sexe, elle revêt son aspect le plus étrange, le plus aigu, dans ce qui à la faveur de l’évolution sociale et des progrès techniques et scientifiques, de la possibilité chirurgicale autant que civique, consiste à changer de sexe. Comment est-il possible de traiter aussi profondément, aussi abruptement de si vraies et si fondamentales questions tout en dansant, tout en chantant, tout en riant ? Comment ce film peut-il nous attraper et ne plus nous lâcher deux heures durant, nous procurer le plaisir rare de le traiter fort bien et de rire à la fois, à tant de nivaux, si différents, si éloignés, sans en sacrifier, sans en niveler, sans en ridiculiser aucun ? Les commentaires l’élident en nous présentant comme une bouffonnerie sans conséquence quoique réussie, comme un thème juste pour rire, quoiqu’avec talent, ce vœu de transition, ce destin transsexuel d’un narcotrafiquant mexicain, le pire qui soit, après avoir massacré des multitudes avec une détermination et une efficacité aussi féroce que celle qu’il a pour accumuler des fortunes. Pourtant il y a un débat sous-jacent qui crève l’écran, puisque ce représentant le plus abouti du mal absolu, se veut depuis toujours, se sait depuis toujours, voué à devenir femelle, et de là s’attellera à réparer le mal qu’il a fait, dans un pays où les meurtres de femmes sont légion, et battent de sordides records numériques. Voilà que ce corps voué comme homme au ravage absolu d’autrui, se veut femme désormais vouée à une réparation de ce ravage ! Comment ne pas voir là un mythe moderne, une fable sérieuse, un rite, une légende, une parabole, de ce que questionne aujourd’hui, avec son instrument de possibles, l’organon du sexe dans ce qu’on appelle transsexualité ? Le chemin souffrant qu’ordinairement parcourt chaque protagoniste est dans Emilia Perez revêtu d’une vaste dimension de rédemption de ce qu’un sexe a fait subir à l’autre depuis l’orée des temps patriarcaux. Au moment même où ce destin historique s’apaise et recule dans les sociétés occidentales, mais rejaillit plus encore, comme une parodie féroce et grotesque, dans des contrées qui le choisissent et le subissent, où ces discours qui ont si longtemps érigé en loi leur plus commune erreur, appellent à sa relance, à un ravage aveugle, devant l’échec qu’ils rencontrent aujourd’hui, Emilia Perez chante et danse le débat politique que le phénomène transsexuel ne soulève pas dans les faits. Ce débat politique est rare dans ces traversées dites transitions, de l’homme à la femme ou de la femme à l’homme. Pourtant comment n’existerait-il pas au-delà de ce qui s’en dit et de ce qui s’en sait, cheminant dans les profondeurs du discours ? Comment oublieraient-ils qu’aller vers l’homme consiste à quitter un mal subi comme femme, tandis qu’aller vers la femme consiste, pour Emilia Perez, à réparer en partie le mal fait comme homme ? C’est pourquoi le film va si loin, étendant au paradigme le destin singulier quasi jubilatoire de ce tueur devenu rédemptrice. Certes cela ne se termine pas tout à fait bien, dira-t-on, et cette rédemption vient achopper à la fin sur la paternité, qui menacée de perdre sa progéniture, retrouve alors le réflexe de priver l’autre de ses moyens. Y a-t-il là une interprétation de ces fondamentales questions de l’inconscient qui comme la politique lie et oppose les hommes entre eux, mais d’abord les hommes aux femmes ? Qu’importe ! L’intérêt de cette œuvre n’est pas d’aboutir à des solutions mais de poser des questions radicales que l’on pose mal dans les sciences dites humaines. Bravo pour ce regard exceptionnel que Jacques Audiard sait distiller, mettre en scène, qu’il accompagne plus encore de cette neutralité bienveillante qui lui fait choisir une actrice transgenre pour incarner ce rôle, un regard qui nous illumine et nous touche si loin.