Chronique de La Passion selon Saint Matthieu de J.-S. Bach

Théâtre des Champs Élysées le 16 novembre 2024, 17h

Venir, écouter, voir la Passion selon Saint Matthieu de J.S. Bach, oratorio de 1727 donné à Leipzig pour le vendredi saint, est toujours une promesse, celle d’une aventure dont le plaisir est  aussi ancien que renouvelé. La voir dans l’interprétation de Hans-Christoph Rademann avec le Chœur et Orchestre du Gaechinger Cantorey, participe d’une évidence : on ne peut faire autrement que de se fondre dans cette  étonnante cérémonie, qui anime le texte de nos anciennes croyances d’une musique rayonnante, dans cette passion du Christ qui prend des allures grandioses lorsqu’elle est ainsi célébrée. Cette formule de l’oratorio qui convoque un à un les solistes auprès de l’homme-orchestre est peuplée d’un mystère qui nous émeut régulièrement sans toujours livrer son ressort. Elle tient à la fois du procès et de l’histoire que l’on nous conte comme une aventure déchirante. Le récit des derniers jours de la vie du Christ, ce morceau de vie menant à une mort qui a fondé tant de prières durant tant de siècles, reste  dans cette œuvre une épopée haletante pour peu qu’on lui reconnaisse sa force et son efficace. Le récitatif qu’en a conçu Bach s’y prête comme si nous assistions au procès même du dieu qui meurt, qui veut mourir, qui va mourir. Miracle du musicien qui fait du récit de l’évangéliste le témoignage d’un texte et d’un son éternel : là où l’évocation du Christ allant vers sa mort prend parfois l’allure d’une liturgie monocorde que les foules ânonnent au long des cérémonies, le drame est ici célébré dans toute la splendeur vive de l’opéra, il prend une force dont on saisit l’ampleur après qu’elle ait depuis si longtemps levé les foules. Réunion d’une musique et d’un texte uniques, elle berce et pénètre nos mémoires de ses airs inoubliables, construits sur la force multiple de ses chœurs comme des foules tragiques, où vient trancher la singularité lumineuse des solos qui se relaient. Le texte de Picander allie justesse et émotion et sa traduction française défile comme les mots précieux du drame à chaque instant, à partir des chapitres 26 et 27 de l’Évangile selon St Matthieu. Félix Mendelssohn a monté la version moderne de l’œuvre un peu oubliée, conçue cent ans auparavant pour le vendredi saint de St Thomas de Leipzig, pour deux orgues et deux orchestres. L’Évangéliste ténor, chanté par Guy Cutting, accompagne tout ce drame dont il fait le récit de sa voix claire, qui nous tient par la main, tandis que la basse du Christ (Martin Winckhler) lui répond de façon toujours juste, grave et présente. Aussi lumineux sont les sopranos de Myriam Feuersinger et de Lucy de Butts, tandis que le contre-ténor d’Alex Potter est d’une élégance dellerienne. Le chant de chaque soliste est remarquable : nous y prêtons à peine garde tant leur évidence, dans chaque instant du drame musical, nous fait oublier leur technique.

L’harmonisation par Bach de mélodies et de chorals anciens nous berce dans des arias précieux et familiers à notre mémoire, ceux de Leo Hassler (1564-1612), notamment.  « O Haupt Voll Blut Und Wunden », « O tête sacrée blessée à vif », est présenté plusieurs fois avec des harmonisations et des tonalités différentes, trace profonde qui reste de la Passion. Rarement la musique de Bach rejoint une telle puissance, une telle justesse mélodieuse et évidente, dans son traitement des voix, des chants, et de chaque instrument où elle s’appuie, flûtes et violons, violoncelles et orgues.

On sent continûment les effets de ce concept théâtral  qui nous fait de près participer au drame comme s’il se renouvelait, entre récit, chœur tragique, et prière, dont les deux actes avec entracte sont parfaitement construits sur le rythme de l’attention et de l’émotion. Plus près d’un opéra que d’une œuvre liturgique, il nous emmène dans sa passion précisément, bien au-delà des récitatifs religieux ordinaires. Des arias célèbres le peuplent comme le « Buss and Reu » (« Pénitence et remords ») pour alto, « Blute Nur, Du liebes Herz » (« Saigne maintenant, cœur aimant ! ») pour soprano, le fameux « Erbame Dich » pour alto, (« Aie pitié, Seigneur, vois mes larmes ») ou le « Par amour, mon Sauveur est prêt à mourir », ou encore l’effroi du chant saccadé de la foule réclamant la mort du Christ avec la liberté du bandit.  On mesure la force du texte et l’impact qu’il a, bien au-delà d’une prière, grâce à la pureté de cette musique et la volonté opératique du drame.

Il est sensible aussi, en se laissant porter par la beauté puissante de cet oratorio, qu’il incarne le poids de la Passion dans l’inconscient des foules, tant il relaie de profonds motifs au début d’une ère nouvelle. Le Fils de l’homme meurt, pour prendre sur lui les péchés du peuple, chose étrange et insensée qui plaît au Père : on mesure que c’est lui qu’il s’agissait de sauver. Ce Père autrefois opposé au sacrifice d’Isaac selon la tradition, voilà qu’il ne s’oppose plus à celui de son Fils, le dieu meurt abandonné du Père. Et l’immensité même de cette exigence assoit pour longtemps l’assurance de son existence. Voilà ce que fait sentir la maîtrise de cette direction musicale, la force invaincue des chœurs, la pureté des voix solistes, l’excellence inégalée de cette œuvre, tout cela qui, dans une réalisation parfaite, nous tient presque trois heures durant étreints d’émotion et d’ enthousiasme.