Chronique d'Alcina, de G. F. Haendel

Théâtre des Champs Élysées.

Créé à Londres en 1735, durant la première saison de Covent Garden, Alcina, le dernier grand opéra de Haendel appelle de grandes voix. Suivant l’échec d’Ariodante, l’opéra fut un succès mais ne fut repris qu’après un long silence en 1957 avec Joan Sutherland dans le rôle d’Alcina. Il possède un grand nombre d’arias dont la beauté est célébrée depuis sa création par les amoureux du baroque.

Le TCE a fait le pari de miser sur le trio féminin, confiant le rôle de Ruggiero à Juliette Mey, mezzo-soprano récemment récompensée (elle fut « Révélation Artiste lyrique » des Victoires de la Musique classique 2024), avec dans le rôle-titre Elsa Dreisig qui nous avait enchantés par sa rayonnante Juliette face à Benjamin Berheim, à l’Opéra Bastille. On connaît la solidité baroque de Sandrine Piau, toujours superbe, qui incarne Morgane. Et l’on accueille avec intérêt l’orchestre Il Pomo d’oro sous la direction de Francesco Corti, dont on connaît la maestria baroque et le goût pour la perfection, qu’il aiguise constamment auprès de grands interprètes. 

Sur un livret beau comme un poème, tiré de l’Orlando furioso d’Arioste, Haendel a écrit une musique exceptionnelle pour cette héroïne paradoxale. La magicienne attirant sur son île des hommes qu’elle séduit puis métamorphose en pierres ou en bêtes lorsqu’ils n’ont plus d’attraits, bascule dans l’amour pour son dernier amant, Ruggiero, et perd ses pouvoirs d’enchantement du fait qu’elle-même est en somme enchantée. À partir de ce retournement de l’amour surmontant l’emprise, elle va vivre, aussitôt passée la fureur des héroïnes tragiques en proie à la trahison, la douleur lancinante d’une amoureuse abandonnée qui se sait coupable « J’ai rendu les dieux implacables, le ciel ne m’écoute plus …». Les plus beaux airs de cet opéra s’égrènent là où Haendel la rend aimable à son tour :c’est là que ses plus grandes interprètes bouleversent le public. « Di, cor mio »  quand la joie est encore présente,  « Ah ! mio cor » lorsqu’elle la perd, « Ombra Pallide » quand le désespoir est là : autant d’arias immortels où Battle, Bartoli, Piau, Yoncheva, Kozena se sont succédé, filant chacune à leur manière la sensualité mélancolique de ce destin échoué, qui rend l’héroïne aimable à mesure qu’elle souffre d’aimer – pour Haendel d’abord, qui lui écrit deux arias étincelantes dans chaque acte. Elsa Dreisig s’y affronte pour la première fois.

En quittant le théâtre après la représentation, une image vous suit, fascinante, unique scène par exception dans cet opéra-concert, Alcina-Elsa interprétant « Ah ! mio cor ! », sommet de l’écriture vocale haendélienne. Elle vient d’apprendre le rejet de son amant, une fois défaits les charmes qu’elle avait tissés autour de lui et auxquels elle s’est prise elle-même plus profondément encore, elle chante douloureusement cette longue aria qui commence par un cri. L’appel à la vengeance est suivi d’un long silence, puis le chant reprend doucement. Elsa Dreisig chante alors d’une voix brisée qui coule simplement, rayonnant dans la douleur comme elle le faisait dans la désinvolture et le cynisme. Puis elle s’anime, avec ce soprano de cristal qu’elle possède en toutes choses, oscillant entre une douleur coupable et une révolte vengeresse ; mais encore une fois elle bascule dans la douleur aimante, et finalement, s’affaisse et s’agenouille, le front au sol et la tête dans ses bras jusqu’à ce que sa voix s’éteigne. Combien de grandes voix se sont emparé de cet air miraculeux de simplicité, de beauté et de justesse, pour dire le déchirement de cette contradiction, y imprimant leur accent propre selon leur interprétation de cette héroïne équivoque qui oscille entre amour et vengeance ? Combien d’opéras représentèrent cette scène en lui donnant une acuité et une grâce inoubliables ? Quand cette scène prend fin, la salle est soulevée par un tonnerre d’émotions.

En réalité, c’est dans l’ensemble de cette longue représentation de trois heures, que la qualité, la justesse, la grâce sont au rendez-vous. Elsa Dreisig rayonne de cette voix limpide, de bout en bout éclatante sans jamais forcer, Sandrine Piau, déploie la vivacité, la précision, la limpidité de son soprano baroque, Juliette Mey interprétant Ruggiero est tout aussi ferme et pleine d’élan dans son mezzo ajusté. On peut se demander pourquoi un trio féminin a été choisi, là où un homme est l’enjeu de ce drame. Le rôle fut créé par un castrat (Giovanni Carestini), et la voix et la coutume font qu’on est, certes, habitué à voir et entendre une femme dans cet emploi. L’on aurait sans doute adhéré à un Ruggiero « féminin » dans une version scénique, le costume et le jeu aidant à créer l’illusion. Mais en version de concert, le semblant n’est pas le même, et l’on regrette un instant qu’un contre-ténor n’ait pas tenu ce rôle. Les autres voix prennent leur place de façon limpide, la basse d’Alex Rosen est  superbe, le soprano de Bruno de Sa toujours excellent, Jasmin White dans le rôle de Bradamante est solide, le ténor d’Oronte est lui un peu moins lumineux.

Et que dire de la justesse, de l’excellence de l’ensemble Il Pomo d’Oro, que l’on aime à entendre dans les grandes œuvres baroques où il est pleinement à son affaire, où il sait faire dialoguer les voix et les instruments, violons, flûtes, cors et violoncelles,… : Francesco Corti le mène d’une main sûre et sensible à la fois.