Chronique sur la danse de Rocio Molina
Nous nous rendions au Trocadéro, à Chaillot, ce mercredi 24 novembre 2021, avec une certaine incertitude, car le programme portait cette mention surprenante d’un entracte d’une heure. Est-ce une erreur, disaient certains ? Rocio Molina, La danseuse de flamenco chorégraphe, en proposant cela, avait certes notre confiance quant à sa capacité à retenir l’attention, le plaisir, le goût du plus grand nombre dans le temps habituel, que l’on coupe d’une vingtaine de minutes. Or une heure était une exigence dont on ne savait pas la nécessité.
Elle dont la danse était pleine, il y a quelques années, de grâce et d’érotisme alors que sa grossesse était déjà bien avancée, est maintenant rendue à sa sveltesse entière et à sa flexibilité. Ouvrant cette page nouvelle, elle commence doucement à nous entraîner dans sa danse si particulière où la virtuosité voisine par salves avec des moments où la grâce s’installe, avec ceux où elle se recueille, et ceux aussi où elle s’échappe et rompt. Dans cette alternance exacte notre respiration la suit, au fur et à mesure que, de blanc vêtue d’abord, elle s’installe sur la grande scène où nous l’attendons, se l’approprie, la goûte, la parcourt. Sa proximité avec la guitare, l’homme et l’instrument, ressemble à une caresse, d’ailleurs elle la prend et la caresse, elle lui répond, résonne avec elle, se tord dans ses accords, lui parle avec ses pieds qui frappent le sol, qui jouent du sol en notes constantes, égrenées en vives phrases répétées, chuchotant d’abord puis peu à peu par saccades, imposant sa voix, son corps, sa geste.
Et l’on se promène avec elle dans ce texte et dans l’arc de ses bras, et celui de ses reins cambrant sa taille tel un toréador qui accomplit sa passe et reprend son souffle avant de retourner vers la bête abasourdie. La guitare joue, l’homme lui parle en distillant son miel, et nous respirons aussi. Quand s’achève Inicio (Uno), après un enroulement immense, qui ramasse le sol et son drap pour l’en couvrir entière, donner à ses gestes un poids nouveau, une pesanteur, une gravité, la question est tarie quant à l’attente qui suit. Nous sommes dans la maison de Rocio, nous y restons, nous buvons avec elle, à sa danse, nous n’attendons plus, nous sommes là.
Lorsque longtemps après elle revient, cette fois toute de noir emplie et comme posée sur un lac sombre qui brille et la reflète, cela ne semble pas même long. Nous revenons aussi, nous n’étions pas sortis de son univers. Il est donc noir maintenant, d’un noir qui brille au sol, qui luit dans sa robe, qui suit ses bras, puis ses doigts qui parfois se déploient comme une aile d’oiseau au rythme exact des notes, ou comme une virgule qui scande la partition. Ce noir se prolonge bientôt dans un chapeau immense, de ceux qu’on appelle capeline, que l’on dit féminins mais dont l’air est aussi religieux, qui arrêtent d’un trait la forme d’un corps en lui donnant une majesté soudaine, comme le cadre d’un tableau ou l’autel d’une offrande. Commence Al fondo Riela (La Otro del Uno) dans quoi nous nous enroulons à sa suite sans délai, et là s’installe la surprise. Celle de la beauté et de la grâce, de la lumière bleue qui la creuse, des bras qui se tendent au ciel de cette musique, laquelle maintenant s’écoule de deux guitares, de deux hommes qui se regardent en jouant et la regardent jouer de leur son.
Ne vous y trompez pas : elle refuse de nous installer dans la grâce, elle refuse l’instant de beauté lorsqu’il s’installe, elle le rompt et nous emmène ailleurs, aussitôt, sur une autre partition. Vous n’avez jamais le temps de contempler la beauté, seulement de la saisir en sa fulgurance avant qu’elle se coupe et nous coupe. Figurez-vous que l’émotion par instant est telle qu’elle s’écrit au fur et à mesure. Et puis toujours ces pas, ces talons qui claquent de plus en plus vite, et nous emportent dans leur texte, avec une virtuosité que l’on oublie par moment tant elle nous parle et nous dit. On n’en revient pas toujours. On n’en revient pas.
Ainsi s’égrène cette seconde partie que certains n’ont pas attendue, l’heure ayant eu raison d’eux sans qu’ils sachent à quoi elle préparait, nous préparait. Ce recueillement aura eu raison, il aura eu raison de nous et raison de tout. Rocio Molina crée un univers, vraiment. Certes comme tout grand artiste dont l’écrit se tisse sous nos yeux lorsqu’on a la chance de le suivre et de l’attendre. Mais celui-ci, Ô combien singulier, est de ceux que l’on n’oublie pas.