Le sacre du printemps
À l’Opéra Garnier, ASHTON, EYAL, NIJINSKI, le 11 décembre 2021
Après la bondissante, virevoltante et royale Rhapsody de Frédéric Ashton, sur la musique de Rachmaninov, nous avons découvert l’enchantement doré des Faunes de Sharon Eyal, sur la musique de Debussy, et son étonnante lumière pointant comme à travers les franges d’un nuage, sur des silhouettes qui se veulent semblables, virgules ondoyantes des nymphes, guirlande asexuée assemblée en un groupe d’abord indistinct à la torsion du faune qui bientôt s’en détache, se mouvant lui aussi, lui plus encore, dans cette ondulation hypnotique qui l’anime comme une flamme. On les distingue désormais les uns des autres, il les séduit alors qu’il est presque pareil à elles, il nous séduit alors qu’il est à cet instant pareil à nous, collés que nous sommes à cette lumière comme des papillons d’été. Quel beau récit !
Puis nous parvenons jusqu’en ce sacre du printemps que Dominique Brun a repris et adapté de Vaslav Nijinski, chorégraphie dont on nous dit qu’elle fit scandale, au début du siècle dernier, quand elle fut la première fois présentée. Et c’est justice, car le scandale est toujours là, qui nous étreint d’emblée, quand le martellement du sol par les pieds fiévreux des paysans nous jette brutalement dans l’appréhension du drame à venir, le savoir qu’il va y avoir mort d’homme, mort de femme plutôt, qu’on appelle pudiquement ou cyniquement l’Élue, comme si son élection visait à autre chose qu’à désigner l’endroit où le bras de tous va frapper dans la transe. Aussitôt nous sommes saisis par le fracas des pieds en rythme sur le sol, comme un tambour funèbre qui dans la savane ou dans la jungle préfigure le repas cannibale. Il ne nous lâche plus, quand les assemblées s’égayent, quand les vieillards courbés se redressent, quand les hommes et les femmes mêlés tournent en rond comme des guêpes affolées, il nous tient, nous l’attendons, ce scandale en effet de l’élection à mort d’une jeune femme. Nous l’attendons jusqu’à ce qu’elle émerge peu à peu de la gangue commune, longues tresses et robe blanche, somnambule au sein d’un mauvais rêve qui s’ébroue, d’abord lentement, sans que nous sachions si déjà elle sait vers quoi on l’amène. Et tandis que nous scrutons sa danse, hallucinés de la suivre en agonie, ses gestes lentement deviennent comme échevelés, elle vibre peu à peu puis lance ses bras comme désarticulés. Là nous sommes sûrs, elle sait. Maintenant nous ne la quittons plus, nous l’accompagnons dans sa danse funèbre, dans son épilepsie montante, dans les secousses qui nous préparent, qui la préparent à cela que nous ne supportons pas. Oui, un scandale ! Cette danse sacrificielle nous jette hors de nous devant l’apothéose de son corps jusqu’à ce que finalement il soit lancé, tendu comme un arc, levé et brandi par les bras de l’assemblée assoiffée, élevé vers le ciel comme une icône qu’on abat !
Ah ! Le vif de Nijinski ! Dominique Brun, quel émouvant travail !